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Bokantaj
6 février 2006

Jusqu'où contrôler l'immigration ?PHILIPPE DE BRUYCKER

PHILIPPE DE BRUYCKER

Jusqu'où contrôler l'immigration ?

Article paru dans l'édition du 24.09.06 journal le Monde

Le juriste bruxellois Philippe de Bruycker prédit les dangers d'une politique de fermeture généralisée des frontières de l'Union européenne et s'inquiète d'un recours accru aux nouvelles technologies



our la première fois, l'Espagne vient de renvoyer par charter des Africains échoués illégalement aux Canaries. La question des migrations de populations est de plus en plus sensible. Ce phénomène va-t-il prendre de l'ampleur dans les années qui viennent ? Le nombre des migrants est actuellement de 200 millions, selon les Nations unies, soit le double d'il y a vingt-cinq ans. Nous sommes dans un contexte de mondialisation, donc cette expansion devrait se poursuivre. Une trentaine de millions de migrants, dont 7 millions environ en Europe, sont des illégaux.

Nous n'avons sans doute encore rien vu : si un jour la Chine ouvrait véritablement ses frontières, on pourrait assister à des phénomènes migratoires dont on ne devine pas l'ampleur. Pas nécessairement vers l'Europe, mais plutôt vers des Etats où est déjà installée une forte communauté chinoise.

Sans compter qu'une nouvelle catégorie de migrants va apparaître, les réfugiés écologiques, victimes de la montée des eaux due au réchauffement climatique. Jusqu'à présent, les conventions internationales ne protègent que les personnes persécutées individuellement ou collectivement du fait de l'homme, il va falloir s'ajuster à cette évolution annoncée.

Les pays d'accueil européens sont de moins en moins enclins à accueillir les candidats à l'immigration. A l'avenir, comment faire face aux flux de migrants ?

Le scénario idéal, version affichée et vertueuse, consisterait à mettre en place un véritable partenariat entre pays d'accueil et d'émigration, que ce soit le pays d'origine de la personne ou celui par lequel elle transite. L'objectif est d'aider ces pays partenaires à se développer économiquement et à créer un environnement satisfaisant pour que les personnes aient moins envie de partir. C'est ce que la conférence euro-africaine, qui s'est tenue à Rabat (Maroc) en juillet, a tenté de mettre sur les rails.

Pour ce qui concerne les réfugiés, l'Union européenne a commencé à financer deux projets pilotes, l'un dans les nouveaux Etats indépendants de l'ex-URSS (Ukraine, Moldavie et Biélorussie), l'autre en Tanzanie en direction des pays des Grands Lacs. Il s'agit concrètement d'aider ces pays tiers à offrir eux-mêmes l'asile aux réfugiés selon les standards de la convention de Genève.

La réalité paraît tout autre. L'Italie a déjà commencé à sous-traiter la gestion des migrants africains à la Libye. Que voit-on réellement se dessiner ?

Il existe un scénario bien moins vertueux qui est celui d'un vaste marchandage. L'Europe met en place empiriquement diverses stratégies pour contenir les flux de migrants. L'une d'entre elles consiste à acheter, sans le dire, la collaboration des pays tiers pour que ceux-ci renforcent leurs propres moyens de régulation des flux migratoires.

Quelles pourraient être les conséquences de cette politique ? La fermeture des enclaves de Ceuta et Melilla [à l'automne 2005, des centaines d'émigrants africains s'étaient jetés à l'assaut des frontières barbelées de ces enclaves espagnoles, au nord du Maroc, et seize étaient morts, victimes de la répression policière] a déplacé le problème vers le sud. Les candidats à l'émigration passent désormais par le Sénégal, d'où ils s'embarquent dans des conditions épouvantables pour les îles Canaries. Du coup, on prend certaines mesures visant à contenir les flux au Sénégal, mais ceux-ci pourraient encore se réorienter. Difficile d'anticiper, car passeurs et migrants font preuve de beaucoup d'inventivité et d'audace. Personne n'aurait imaginé, il y a quelques années, qu'on viendrait des côtes africaines aux Canaries en bateau à moteur : cela paraissait fou. Des scénarios invraisemblables deviennent réalité.

Si le phénomène se reproduit, on risque de voir les pays africains fermer progressivement leurs portes à leurs voisins. Des gens vont se retrouver bloqués au sein de pays non démocratiques ou démunis de tout dans des situations qui pourraient devenir socialement explosives. Concrètement, certains pays africains qui, aujourd'hui, n'en exigent pas, pourraient imposer demain des visas à leurs voisins en ayant en tête l'idée d'en donner le moins possible, par peur des abus.

Quel rôle vont jouer les nouvelles technologies dans ces tentatives de contrôle des migrations ? Très sûrement un rôle important en Europe. Les criminels, les personnes interpellées en franchissant illégalement une frontière, les demandeurs d'asile mais aussi les personnes sollicitant un visa voient déjà, ou vont voir, leurs empreintes digitales systématiquement prises. Nous-mêmes, en tant que citoyens européens, allons disposer de documents d'identité ou de voyage de plus en plus sécurisés et comprenant des données biométriques.

Si celles-ci sont demain enregistrées dans des banques de données informatiques - Système d'information Schengen (SIS), Eurodac ou le futur Système d'information sur les visas -, on pourra facilement identifier un plus grand nombre de personnes en séjour illégal. L'idée de créer un système qui permettrait de savoir qui est entré dans l'Union européenne, qui en est sorti, combien de fois, à quel moment... est en discussion. C'est d'ailleurs ce que les Etats-Unis souhaitent.

Nous pourrions évoluer vers un monde avec une migration à deux vitesses : certaines personnes pourront circuler plus facilement qu'aujourd'hui, d'autres bien moins. On peut imaginer qu'un migrant arrivant à la frontière voit ses empreintes digitales contrôlées par une machine. S'il est reconnu « de bonne foi », les portes s'ouvrent et c'est fini, il n'y a même plus de contrôle physique. En revanche, si la machine détecte un problème, le voyageur est dirigé vers un agent qui examine son cas. Ce n'est déjà plus de la science-fiction puisque ce système est déjà expérimenté dans certains aéroports asiatiques.

Quelles sont les dérives possibles ?

L'Union européenne a déjà investi pas mal d'argent dans le contrôle de ses frontières extérieures au cours de son élargissement et la Commission propose d'y affecter 2 152 millions d'euros pour la période 2007-2013. Si nous n'ouvrons pas certains canaux permettant aux étrangers d'immigrer légalement dans l'Union parallèlement à nos efforts de lutte contre l'immigration illégale, nous risquons d'être entraînés dans un cycle diabolique. Celui-ci va sans cesse nous obliger à inventer et financer à nos frontières ou dans les pays tiers de nouveaux stratagèmes pour lutter contre l'immigration illégale, sachant que les passeurs, les trafiquants et les migrants eux-mêmes vont aussi redoubler d'astuces.

On a froid dans le dos lorsqu'on apprend que des migrants se sont déjà mutilé les doigts pour éviter qu'on ne puisse prendre ou reconnaître leurs empreintes digitales...

Propos recueillis par Catherine Simon

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