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Bokantaj
22 juin 2006

article du journal le monde des livres du 9/06/2006: Petit-nègre » et romans « y a bon »

Petit-nègre » et romans « y a bon »

Article paru dans l'édition du 09.06.06

En arrière-plan du débat sur l'héritage de la colonisation, l'imaginaire linguistique qu'elle a construit



e débat actuel qui réexamine l'héritage de la colonisation oublie souvent l'imaginaire linguistique qu'elle a construit. Il charrie pourtant bien des stéréotypes, le plus connu étant peut-être le parler « petit-nègre », popularisé par le célèbre « y a bon Banania ». On connaît moins les différents relais qui ont construit ce stéréotype, avec lequel ceux qui se sont lancés dans ce que l'on a appelé l'« aventure coloniale » ont débarqué sur ce continent, et parmi ces relais toute une littérature d'aventures, qui a rempli d'images la bibliothèque intérieure de ces « fous d'Afrique », comme les appelle le journaliste Jean de La Guérivière: « En avisant un Noir de forte encolure qui, assis sur une de ses cantines renversées, fume nonchalamment un brûle-gueule noirci, il lui dit en style télégraphique - car ses lectures lui ont enseigné que les Noirs ne parlent qu'au mode infinitif - «Toi porter mes bagages à la douane, moi payer toi». » (Maurice Delafosse, Broussard ou les états d'âme d'un colonial.)

C'est justement Maurice Delafosse, administrateur colonial et linguiste (1870-1926), qui publie la première description linguistique de ce fameux « petit-nègre », dans un ouvrage publié en 1904. Il l'appelle également « français tirailleur » par référence aux tirailleurs sénégalais, dont il serait le jargon. Il décrit ce parler, qui se distingue par l'usage des pronoms toniques et des verbes à l'infinitif, comme une « simplification naturelle et rationnelle de notre langue si compliquée ». « Comment voudrait-on qu'un Noir, poursuit-il, dont la langue est d'une simplicité rudimentaire et d'une logique presque toujours absolue, s'assimile rapidement un idiome aussi raffiné et illogique que le nôtre ? C'est bel et bien le Noir - ou, d'une manière plus générale, le primitif - qui a forgé le petit-nègre, en adaptant le français à son état d'esprit. » Et il finit son introduction sur ces mots : « Si nous voulons nous faire comprendre vite et bien, il nous faut parler aux Noirs en nous mettant à leur portée, c'est-à-dire leur parler petit-nègre. » Une telle position a pu donner lieu à bien des aberrations. Le petit-nègre s'est ainsi retrouvé être l'objet d'un enseignement au sein de l'armée coloniale (on parlait plus pudiquement de « français simplifié »). Il en existe un manuel, publié en 1916, de type méthode Assimil, qui permettait de rapidement connaître les rudiments de ce jargon et qui était proposé aux officiers français pour leur permettre de communiquer avec leurs tirailleurs.

On y lit notamment en vis-à-vis des traductions de français standard à français-tirailleur :

« Français standard : La sentinelle doit se placer pour bien voir et se laisser voir.

Français tirailleur : Sentinelle y a besoin chercher bonne place. Ennemi y a pas moyen mirer lui ; Lui y a moyen mirer tout secteur pour lui. » Au sein de l'armée, il n'a certes pas manqué d'officiers de bon sens pointant le fait que dire toi y en a balayer la chambre n'a rien de simplifié par rapport à la bonne vieille tournure impérative: balaie la chambre...

Mais l'aventure linguistique du « petit-nègre » ne s'arrête pas là : le français tirailleur et le personnage du tirailleur sénégalais intègrent bientôt la culture populaire française hexagonale, avec le lancement de la boisson chocolatée « Banania » en 1914. La mémoire collective française garde ainsi l'image du visage hilare d'un Noir en uniforme de tirailleur, au-dessus du slogan « Y a bon Banania ». Cette campagne de réclame s'appuyait sur la popularisation des tirailleurs sénégalais, dont les exploits guerriers furent magnifiés par la presse durant la première guerre mondiale, et qui nouèrent des liens avec la population civile lors de leurs hivernages méditerranéens, à Marseille, Fréjus, Nice et Menton. Outre un cliché publicitaire, ce personnage du tirailleur va devenir le héros d'une littérature coloniale, écrite par des coloniaux, militaires ou fonctionnaires, mais également le protagoniste de plusieurs romans populaires, que j'appelle romans « y a bon », dont le célèbre Mahmadou Fofana, publié en 1928 par Raymond Escholier, écrivain à succès et essayiste. L'un des ressorts comiques de ce genre de romans est la mise en scène de dialogues menés entièrement en « petit-nègre » :

« Samba, comment s'appelle ton village ?

- Mon lieutenant, lui s'appelle Doundia, cercle de Kindia.

- Ça y a bon village ?

- Ah ! mon lieutenant, ça y a bon trop !

- Toi y en a gagner papa, maman, là-bas ?

- Pardon, mon lieutenant, mon papa et mon maman sont morts. Moi y en a gagné seulement mon grand frère.

- Comment s'appelle-t-il ?

- Lui s'appelle Bokari Kamara. Lui y en a bon trop. Lui y en a gagné trois moussos ! »

Cette littérature peut faire sourire aujourd'hui. Il ne faut pourtant pas en oublier l'impact idéologique. Ces romans se trouvaient sur les rayonnages de la bibliothèque de l'Ecole coloniale (devenue, à partir de 1934, Ecole nationale de la France d'outre-mer), créée en 1889 et qui, surtout à partir de la fin de la première guerre mondiale, a formé les administrateurs envoyés dans l'Empire français, en Asie ou en Afrique. Ils attestent de la circulation d'un certain type de savoir et participent de la construction progressive d'un imaginaire collectif colonial français.

D'une certaine manière, l'apparition du terme « petit-nègre » dans les dictionnaires français au tournant des années 1930 entérine ce processus (on sait que les dictionnaires sont un bon reflet des stéréotypes langagiers et sociaux). L'expression apparaît ainsi à l'entrée « nègre » du Larousse du XXesiècle, publié en 1928, avec cette définition: « Français élémentaire qui est usité par les Nègres des colonies. » Mais le « petit-nègre » n'est pas l'apanage des seuls « Nègres » ou Africains. Progressivement, et avant de prendre un sens dérivé de charabia, il en vient à qualifier toutes les variétés de français parlées par des peuples colonisés et apparaît dans des formes populaires et racistes de représentation de parler de « peu évolué » ou de « sauvage », comme par exemple dans la bande dessinée, aussi bien pour typifier des Africains (la première version de Tintin au Congo d'Hergé en est l'exemple archiconnu) que des Indiens d'Amérique. Autre emblème : l'énoncé stéréotypé proposé comme exemple dans Le Petit Robert, qui repose sur une étrange ambiguïté : « Moi pas vouloir quitter pays » (Le Petit Robert, édition de 1993). En effet, l'exemple du dictionnaire (qui ne cite pas ses sources) n'est en rien un énoncé « naturel », mais un extrait d'une chanson d'Edith Piaf Le Voyage du pauvre Nègre (1939): « Moi pas vouloir quitter pays/Moi vouloir voir le grand bateau/Qui crache du feu et marche sur l'eau/Et sur le pont, moi j'ai dormi./ Alors bateau il est parti/Et capitaine a dit comme ça/Nègre au charbon il travaillera/Monsieur Bon Dieu, vous n'êtes pas gentil/Y en a maintenant perdu pays. » Preuve que rien n'est simple dans la survivance de ces stéréotypes. Sans compter qu'ils ont la vie longue. En 1952, Frantz Fanon, médecin et essayiste antillais, dans son célèbre Peau noire, masques blancs, qui reste une référence de la littérature anticolonialiste, évoquait la façon dont certains médecins européens pouvaient s'adresser aux « indigènes » noirs ou arabes en ces termes: « Quoi toi y en a ? » et « Bonjour mon z'ami ! Où y a mal ? Dis voir un peu ? le ventre ? le coeur ? » et il notait: « Parler petit-nègre, c'est exprimer cette idée: «Toi, reste où tu es». »

Cécile Van Den Avenne

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