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Bokantaj
15 octobre 2006

Il y a cinquante ans, l'« épiphanie du monde noir »

Pour le cinquentenaire du Congrès des écrivains noirs

Il y a cinquante ans, l'« épiphanie du monde noir »

Article paru dans l'édition du 22.09.06  journal le monde



aris, 19 septembre 1956, amphithéâtre Descartes de la Sorbonne. Le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs s'ouvre sur le discours d'un homme qui a porté de bout en bout cette première réunion de l'intelligentsia du monde noir, représentée par 63 délégués venus d'Afrique, d'Amérique, d'Inde et des Caraïbes. Alioune Diop (1910-1980) a déjà derrière lui « plus de quinze années d'obstination au service de la culture noire ». Il est le fondateur de la revue (1947) puis de la maison d'édition Présence africaine, que dirige toujours, à la libraire de la rue des Ecoles, sa veuve, Christiane Diop : « La préoccupation principale de monsieur Diop était le manque de reconnaissance, qui le rendait malade. Il n'était pas un homme politique, mais un homme de culture, au sens où la culture est le préalable au rééquilibrage de la société. »

Sénégalais, musulman converti au catholicisme, Diop avait réuni au « comité de patronage » de sa revue André Gide, Théodore Monod, Emmanuel Mounier, l'écrivain américain Richard Wright, mais encore Sartre, Leiris, Camus et Césaire. En rassemblant à Paris des intellectuels noirs de tous horizons, c'est un Bandoung de la culture africaine que Diop a en tête, depuis son retour de la conférence qui avait donné naissance, en avril 1955, au mouvement des non-alignés. A l'aube de la décolonisation, il s'agit de se connaître soi-même, en faisant l'inventaire pluridisciplinaire des apports de la civilisation africaine, invisible ou déniée comme telle, à la culture universelle. Civilisation « négro-africaine », précisera Léopold Sédar Senghor, qui, avec Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, a forgé le concept de négritude.

« Jusqu'au dernier moment, se souvient Christiane Diop, nous ne savions pas si le gouvernement nous allouerait la salle Descartes. Sartre, Malraux, Camus nous ont protégés par leur amitié, mais sans jamais intervenir dans nos réunions. » Picasso signe l'affiche du Congrès, Claude Lévi-Strauss, comme beaucoup d'autres absents, envoie un message de sympathie aux congressistes. L'Américain James Baldwin, venu couvrir l'événement, a laissé sur ces heures historiques un texte qui en décrit à la fois l'atmosphère et les enjeux : « Princes et pouvoirs » (1). Le docteur Price-Mars, anthropologue et recteur de l'université d'Haïti, préside le Congrès. Il a 80 ans, l'âge de René Depestre aujourd'hui, présent à l'époque, tout comme Edouard Glissant.

« SITUATION COLONIALE »

Les communications, qui portent sur l'esthétique négro-africaine (Senghor), la culture peule (Amadou Hampaté Bâ), le réalisme merveilleux des Haïtiens (Jacques-Stephen Alexis), l'écrivain noir (le Caribéen anglophone George Lamming), ou encore le passé et le présent de la culture africaine (l'égyptologue Cheikh Anta Diop), à lire dans les Actes publiés par Présence africaine, témoignent de la richesse des sujets abordés par ces remarquables orateurs (2). Tous posèrent pour la photo de famille, prise dans la cour de la Sorbonne. Mais quelle « famille » ?

La question agitera quatre jours durant ce rassemblement d'hommes de culture, dont la plupart se découvrent pour la première fois. Le retour à la mère Afrique, le concept de négritude cher aux francophones, mais encore la « situation coloniale », dont Aimé Césaire affirme qu'elle est leur commun dénominateur, sont loin de résonner également pour tous. La délégation américaine ne se reconnaît pas dans ce discours. Richard Wright se fait le porte-parole le plus véhément de ce grand écart. Lumières noires, le documentaire que Bob Swaim a réalisé sur ce Congrès pour France 2, montre comment, quoique « purement culturelle », cette rencontre se déroule sous surveillance. On est en pleine guerre froide. Et au temps de la guerre d'Algérie. Le psychiatre et écrivain martiniquais Frantz Fanon prendra la parole sur « Racisme et culture ». Dans le contexte de la décolonisation en marche, la communication prononcée le même jour par Aimé Césaire, « Culture et colonialisme », crée l'événement : « Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l'histoire. » René Depestre assure que « la parole de ce Congrès fut celle de Césaire ».

Au terme de ces journées où les notions de culture, de métissage et de colonisation ont suscité d'ardents débats, Alioune Diop, « le bâtisseur inconnu du monde noir » (3), a accompli ce que le Malgache Rabemananjara, dans son discours inaugural, a nommé « épiphanie du monde noir », un « rendez-vous du donner et du recevoir » selon Césaire, cité par Price-Mars qui prononça le discours de clôture. La Société africaine de culture, issue de ce congrès, en organisera d'autres : à Rome en 1959, puis en terre africaine pour le Festival mondial des arts nègres de Dakar (1966), avant Alger (1969) et Lagos (1977). Devenue Communauté africaine de culture (CAC), l'association est actuellement présidée par l'écrivain nigérian Wole Soyinka, premier Prix Nobel de littérature africain (en 1986), dont la présence à la célébration du Congrès de 1956, à Paris, grâce au soutien de l'institut W. E. B. Du Bois de Harvard, établit le lien avec force. Cinquante ans plus tard, les femmes, qui étaient les grandes absentes de la tribune de 1956, auront le dernier mot des rencontres 2006 « Bilans et perspectives » qui se déroulent cette semaine à l'Unesco.

Valérie Marin La Meslée

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